Courrez voir ce film magnifique qui interroge, avec un humour aussi tendre que violent et iconoclaste, la question de la filiation, de ce que nous lèguent les générations ; comment "être un Strobbe" tout en étant enfin "différent"? La famille de Gunther est autant ce qui le détruit que ce qui l'aide à se construire et peu-être aussi à survivre, de même que les punitions de ses maîtres font peu à peu de lui un écrivain. C'est drôle, très drôle, atrocement drôle mais aussi parfois épouvantable (âmes sensibles s'abstenir!), dur et émouvant. Et la problématique est au coeur de notre sujet.
La critique de Télérama :
CRITIQUE La merditude, c'est quand on a une vie de merde... et qu'on trouve ça normal. Question d'habitude. Ou même d'hérédité. C'est le cas de Gunther, 13 ans, qui vit dans les années 80 à Trouduc-les-Oies chez sa grand-mère, avec son père et ses trois oncles, quatre ogres braillards, chômeurs et biturés à la bière du réveil au coucher. Faire ses lignes de punition (quelque chose dans le genre « Tu ne frapperas pas tes camarades sous prétexte qu'ils se sont moqués de ta famille») à côté d'un papa torché ou voir ses tontons foutre à la porte l'huissier, ça le fait marrer, Gunther. Sa mère, qui a fui depuis longtemps ? « Une pute, madame », répond-il tranquillement à l'assistante sociale. Il est un Strobbe, il en est fier, et, comme le dit l'oncle Petrol, carabine à la main : « On ne touche pas à un Strobbe. » Sauf quand l'ado se fait tabasser par papa, que l'alcool et la déprime finissent par rendre dingue...
Bienvenue en enfer ? Oui et non, car ce petit film flamand, en passe de devenir un phénomène (triomphe monstre en Belgique, début de carrière en Amérique), est réjouissant au possible. Une alchimie parfaite entre lose totale, avec décors grisâtres assortis, et énergie dévorante, comme en témoigne la course de vélo à poil de l'affiche. Les Strobbe sont machos, glandeurs, pathétiques, violents à l'occasion, mais Felix Van Groeningen les filme avec l'empathie, la tendresse que Cassavetes avait pour ses paumés. Ils en deviennent terriblement attachants, ces gros boeufs chevelus fans de Roy Orbison (!). Bourrés, ils peuvent même être hilarants. Construit en allers et retours entre l'enfance de Gunther et sa vie d'adulte cynique (tu m'étonnes !), ce portrait de famille en chaos constant ose tous les excès, toutes les grossièretés sans jamais sombrer dans la vulgarité. Dans sa manière d'éructer, si émouvante, ce film pourrait être une chanson de Jacques Brel. Revigorant dans sa désespérance même.
Guillemette Odicino
Télérama, Samedi 02 janvier 2010
La critique du Monde : "La Merditude des choses" : roman d'initiation au milieu des chopes de bière
Il faut plus se fier au titre de ce film qu'à son affiche. La séquence qui met en scène une course cycliste dont les concurrents montent leurs machines dans le plus simple appareil n'occupe qu'un moment du film. Ce troisième long-métrage du jeune metteur en scène flamand Felix Van Groeningen est en revanche tout entier consacré à la transmutation d'un monde excrémentiel en oeuvre d'art. L'expérience est menée avec un mélange d'outrance joyeuse et de noire mélancolie qui trouve tout naturellement son cadre sous un grand ciel bas et gris, dans un petit village des Flandres.
La Merditude des choses est adaptée d'un roman à succès de Dimitri Verhulst, nourri de l'expérience de l'auteur. Celui-ci se présente sous les traits de Gunther Strobbe, garçon blond que l'on voit tour à tour à l'entrée de l'adolescence (Kenneth Vanbaeden), et au seuil de l'âge mûr (Valentijn Dhaenens).
A 30 ans, Gunther vit de petits boulots en attendant de voir publier son premier roman et que voie le jour son premier-né, qu'il n'a pas désiré. En le voyant vivre quinze ans plus tôt, on comprend son peu d'enthousiasme pour la paternité. Il a grandi dans une drôle de maison. La seule femme y était sa grand-mère, propriétaire du logis qui abritait aussi ses quatre fils adultes, au regard de l'état civil sinon du sens commun, à commencer par le père de Gunther, Cel (Koen De Graeve), le facteur du village, qui a hérité de son propre père un alcoolisme à toute épreuve. C'est aussi le seul de la fratrie à occuper un emploi à temps plein, les autres naviguant entre petits boulots, délinquance et oisiveté à outrance.
Une vingtaine de millions de spectateurs français ont récemment éprouvé tout ce qu'une tournée postale sous l'emprise de l'alcool pouvait avoir de comique. Felix Van Groeningen n'est pas bégueule et sait bien que les gens bourrés peuvent faire de drôles de choses, voire des choses très drôles. Il les met en scène avec générosité, laissant les situations aller jusqu'à leur paroxysme.
Ceux-ci peuvent être ridicules ou touchants - les quatre lascars s'invitent chez un voisin iranien pour regarder à la télévision (la leur a été saisie) un concert de Roy Orbison et se noient dans la bière et la voix suave du créateur de Pretty Woman. Ils peuvent être aussi sordides et cruels - l'oncle Petrol (Wouter Hendrickx) séduit sans hésitation l'adolescente dont Gunther est amoureux.
Filmé de très près, ce quatuor (qui, physiquement, évoque les pires heures du heavy metal) suscite une sympathie qu'on a, depuis son fauteuil, du mal à comprendre, tant le comportement des quatre fils Strobbe est parfois abject. Cette compréhension tient pour une bonne part au travail des comédiens, qui découpent leurs personnages à la hache dans les séquences frénétiques et leur apportent un peu de nuances lorsque le rythme se ralentit.
Les souffrances du jeune Gunther procèdent du déchirement entre la dévotion qu'il témoigne à son père comme à ses oncles et sa parfaite lucidité. Il voit bien que Cel se détruit lentement (enfin, pas si lentement que ça). Il partage avec lui la haine pour la femme qui les a abandonnés tous deux, mais sait bien que celle-ci n'est pas partie sans raison. Il aime à faire ses devoirs (et les nombreuses punitions qui lui sont infligées) entre les chopes de bière, mais sait aussi qu'il ferait mieux d'entrer dans un internat - pas tant pour réussir ses études que pour échapper à la tragédie imminente.
La pauvreté matérielle expose Gunther à toutes les humiliations, mais le mépris des frères Strobbe pour les règles de la vie en société lui fait entrevoir des moments de grandeur burlesque, d'autant plus drôles qu'ils menacent à tout moment de basculer. Dans ce carnaval perpétuel, la petite maman des grands Strobbe (Gilda de Bal) doit toute seule donner la mesure de la raison, ce qu'elle fait avec autant de constance que d'insuccès.
La structure en allers-retours du film est faite pour montrer comment un garçon façonné par ces circonstances misérables mais parfois épiques peut passer à l'âge d'homme. Ce versant du film, qui montre les tribulations d'un écrivain contraint de livrer des pizzas, est bien en retrait du reste de La Merditude. Nécessaire à la structure du récit, il le ralentit, le banalise. Cette faiblesse épisodique est rachetée par l'ultime séquence du film qui réussit enfin à renouer ces deux fils et à livrer le secret qui se cache au coeur de la merditude des choses.
Thomas Sotinel
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