Détours par l'Autre Monde : voyages dans le royaume des morts


(Eugène DELACROIX, Dante et Virgile aux Enfers, 1822)

Ibant obscuri sola sub nocte per umbram...

"Ils s'en allaient obscurs sous la nuit solitaire...", Virgile,
Enéide, Chant VI

Enée et Orphée

Enée est l'un des héros de la guerre de Troie qui, comme Ulysse, endure de nombreuses péripéties avant de s'établir en Italie (on fait de lui l'ancêtre des fondateurs de Rome). Au cours de son long voyage, il est conduit par la Sibylle (prêtresse d'Apollon) à travers le royaume des morts à la recherche de l'ombre de son père, Anchise. Il s'agit là d'un voyage initiatique, où le héros pourra affronter et dépasser un passé douloureux afin de se tourner vers son avenir, qui lui est révélé :
"Énée est initié au secret de son avenir personnel et national, et tout simplement au secret de la vie dans la révélation fantastique du cycle des réincarnations, qui introduit le futur au coeur même de l'au-delà, qui introduit la vie dans le royaume des morts [...] L'initiation se réalise dans un monde qui est au sens propre "au delà", qui à tous égards est en dehors de l'expérience quotidienne, quand il n'est pas son contraire, qui est au delà du temps." (Deproost, "La marche initiatique d'Enée dans les Enfers", 1994)

Encore une fois, c'est ici le détour qui fonde l'héroïsme et permet de se trouver, de se connaître soi-même, détour extrême où l'on quitte le chemin des vivants pour emprunter une voie jamais empruntée par quiconque : Charon, qui a pour charge de faire traverser le fleuve des Enfers aux âmes des morts, ne s'y trompe pas : " Qui que tu sois, dit-il, que veux-tu ? Quelle audace
Te présente à mes yeux contre l’ordre du sort ? Arrête ! c’est ici l’empire de la mort ; Nul n’y paraît vivant." (Enéide, VI)

Figure du détour, Enée nous permet aussi d'aborder la question des "Génération(s)" : il symbolise l'amour filial, le respect dû au père : "une des grandeurs de Virgile est d'avoir inscrit cette révélation dans le rapport étroit qui unit naturellement le père et le fils." (Deproost). Il est traditionnellement représenté portant sur son dos son père pour le sauver lors de l'incendie de Troie.





Orphée, poète et musicien, affronte lui aussi les Enfers, à la recherche de sa bien-aimée Eurydice : lisez ici toute son histoire.

Orphée, J. Delville, 1893


Le voyage d'Orphée est peut-être plus ambigu que celui d'Enée, car il se solde par un échec ; et c'est d'ailleurs parce qu'il a détourné les yeux vers elle qu'il perd pour toujours son Eurydice... Cependant, le détour une fois de plus est signe d'élection, d'héroïsme : Orphée comme Enée quitte les chemins des vivants, et il y parvient grâce au pouvoir divin, surnaturel de son chant...



Orphée et Eurydice, Michel Martin Drolling, 1820




Gérard de Nerval, "El Desdichado", 1854

El Desdichado

Je suis le Ténébreux, - le Veuf, - l'Inconsolé,
Le Prince d'Aquitaine à la Tour abolie :
Ma seule Etoile est morte, - et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

Dans la nuit du Tombeau, Toi qui m'as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon coeur désolé,
Et la treille où le Pampre à la Rose s'allie.

Suis-je Amour ou Phébus ?... Lusignan ou Biron ?
Mon front est rouge encor du baiser de la Reine ;
J'ai rêvé dans la Grotte où nage la sirène...

Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron :
Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée
Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.


Orphée, Gustave Moreau, 1865


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